Usulmaster organisant demain soir une interview (avec débat sur le livestream) de Mar_Lard, j'ai envoyé ce mail de réaction. Accrochez-vous, car c'est du Salem :
Par Antanaclasis, ou Julien Cahour de son nom civil
Note : lorsque je m'adresse directement à Usul, je m'adresse également à Dorian.
En réaction au long pamphlet à l'effet météoritique rédigé par Mar_Lard concernant les questions du sexisme, du machisme et du féminisme dans la « geekosphère », je tiens à rédiger cette modeste contribution. Le sujet qui est abordé dans cet article est d'une résonance suffisamment lourde pour ne pas l'aborder, oserais-je le jeu de mots, à la légère ; c'est pourquoi je choisis la forme du mail, voire du contre-pamphlet, pour répondre. Je tiens également à la fois remercier ton invitée pour avoir mis sur la table ce sujet qui a lieu d'être discuté mais lui rappeler qu'en choisissant, à raison, l'espace public, pour témoigner son indignation, elle s'expose de facto à la critique ; il ne s'agit pas là de justifier les actes et les dires puérils et/ou insultants de certains gamins sur le 15-18 de JVC, mais bien de dire qu'un débat constructif peut être mené en s'offrant mutuellement une honnêteté intellectuelle par une critique, au sens premier sans la moindre connotation négative, de la position soutenue par l'autre. Vieux rêve socratique.
Au passage, j'en profite pour signaler que je suis un gauchiste publiquement avoué et que j'ai personnellement et activement défendu la cause du mariage pour tous ces derniers mois. Ceci n'a évidemment pour but que d'éviter tout malencontreux quiproquo sur mes intentions.
Quoi qu'il en soit, il serait judicieux de commencer par deux grandes questions, ou comme on le dit de manière très scolaire dans les milieux lycéens et étudiants, « l'analyse des termes du sujet ». Vaste programme. Mar_Lard interroge, ou plutôt condamne le « sexisme dans la geekosphère ». Aussi, faudrait-il entamer le problème, réel, à l'aune de ces deux grandes questions :
Qu'est-ce donc que le sexisme ?
Qu'est-ce donc que la geekosphère ?
Laissons d'emblée la seconde de côté pour le moment et intéressons-nous au sexisme. Il faut savoir que le sexisme est avant tout un état de pensée, qui n'implique pas forcément de passage à l'acte. Le sexisme repose, avant tout, sur une conception essentialiste des sexes, c'est-à-dire qu'il y aurait entre les sexes des différences essentielles, contre lesquelles il est impensable de s'élever à moins de prôner une société contre-nature. Il s'oppose radicalement à l’existentialisme, doctrine philosophique développée notamment par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir selon laquelle l'individu est ce qu'il devient, « l'existence précède l'essence » pour reprendre la célèbre formule sartrienne, non éloignée de celle de Husserl, fondateur de la phénoménologie, « Wesen ist das gewesen ist » (« l'essence est ce qui a été). Être sexiste, donc, c'est penser que l'homme et la femme sont intrinsèquement différents ; je parle évidemment de fonctions dites sociales et non de la simple fonction reproductrice, puisque à cet égard l'homo sapiens n'est pas, du moins dans l'écrasante majorité des cas, hermaphrodite ; cette différence naturelle, à l'origine des riches heures d'internet, ne doit pas, pour un existentialiste, être prise comme la justification de différences « culturelles ». La différenciation des rôles sociaux, ce que les sociologues appelleront après Marx la « division sociale du travail » est inhérente à l'humanité, du moins selon les sources (rares et pauvres) dont nous disposons à l'heure actuelle. Cependant, le concept de division sociale du travail ne saurait justifier une position sexiste et surtout misogyne en ceci que chez les grands singes la tribu est naturellement matriarcale, voire gynocrate. Pourquoi cette spécificité, parce que pour le coup c'en est une, de l'espèce humaine ? Les explications sont légion. Peu importe celle que l'on retiendra, je soulignerai le fait que Pierre Bourdieu a bien montré, sous le concept de « domination masculine », le fait que la phallocratie n'a rien de naturel mais est bel et bien un fruit de la culture ; l'habitus, le corpus de pratiques sociales, fait rentrer dans les individus des modes de pensées parfaitement contingents en les faisant passer pour nécessaires. A ce titre, et en guise de parenthèse, je signale que ce raisonnement s'applique avec la même rigueur à la prétendue fatalité du libéralisme économique, invention anglaise du XVIIIe siècle. Pour reprendre la très célèbre phrase de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient ».
Aux sceptiques accrocs aux idées reçues selon lesquelles l'homme et la femme ne seraient pas mentalement « programmés » de la même manière – notamment sur la question des matières littéraires et scientifiques –, je tiens à rappeler que ces mythes datant du XIXe siècle ont été balayés par les sciences neurologiques.
Le sexisme, c'est donc initialement proposer une différence indéniable entre les sexes. Or qui dit différence dit hiérarchie. Le concept de « racisme », construit de la même manière, ne pose en effet, à la base, que la discrimination, au sens neutre, des races. Tout est dans le mot « discrimination », car de la différenciation, la discrimination, à la hiérarchisation, il n'y a qu'un pas. Et nous entrons donc dans la « domination masculine » étudiée par Bourdieu, bien que nous n'en connaissions pas, à l'heure actuelle, le fondement. On pourrait néanmoins citer la thèse freudienne qui veut voir dans l'homme une peur panique de la femme, créature castrée qui pour se venger représente un risque castrateur. On notera au passage que Freud décrit la femme, pour le dire de manière brutale, comme un homme sans ... ; Aristote et sa femme réduite à de la matière informée (à la différence de l'homme qui, lui, est formé et même bien formé) n'est pas loin. Suivant les analyses de Bourdieu, ce sexisme misogyne a la peau dure, et en au moins dix mille ans de civilisation, il a cherché à se maintenir ; au passage, ce n'est pas une constante, certaines sociétés, comme les Inuits, accordant une grande place sociale à la femme. On pourrait même dire que le sexisme, au risque de paraître choquant, est dans les mœurs, et c'est bien là le problème. On ne détruit pas un habitus en deux coups de cuillère à pot ; la théorie des archétypes selon Jung ne le démontre que trop bien. Mais j'y reviendrai.
Car maintenant, je veux discuter le nom de « geekosphère ». Disons-le d'emblée : ce mot désigne une aberration sociologique. En effet, et le pamphlet de Mar_Lard pèche énormément de ce côté-là, toute accusation à l'encontre d'un mode de pensée dans une communauté donnée doit faire intervenir la définition de ladite communauté. Or, elle n'arrive jamais ; sans doute parce qu'elle n'existe pas en tant que communauté au sens sociologique ; les sociologues contemporains appellent le type de sphères sociales dans lequel Mar_Lard veut inclure la « geekosphère » le phénomène des « tribus ». Je défie Mar_Lard de dresser un tableau sociologique de la tribu dont elle entend parler ; car, qu'est-ce alors qu'un « geek » ? Inconsciemment, la revendication d'appartenance à cette nouvelle espèce semble dessiner la volonté d'appartenance à une tribu ; mais, paradoxalement, c'est tout l'inverse qui se produit. En effet, le « geek » autoproclamé n'a pas de « portrait-robot » . Ai-je ainsi, moi qui ne sais ni coder en C++ ni faire de tool-assisted speed-run, le droit de me proclamer geek parce que je suis un grand amateur de jeu vidéo ? D'autre part, Mar_Lard détruit elle-même la prétention plus ou moins sociologique de son accusation – « les geeks sont sexistes » – en faisant un détour par la bande-dessinée outre-Atlantique. Sérieusement, combien de « geeks » européens sont des mordus de comics ? Je parie mon exemplaire du Deuxième Sexe que la proportion chez les geeks autoproclamés de passionnés de comics est inférieure à 50%. Ou alors cette (longue) critique des archétypes dans les comics n'est qu'une digression hors-sujet. Puisque je m'adresse essentiellement à toi, Usul, je me permets cette petite provocation : c'est du Malraux. En effet, poser que la culture geek est sexiste, c'est penser que cette culture a ses caractéristiques propres, qu'elle se distingue d'une culture dite « savante », qui serait peut-être aussi sexiste mais pas de la même manière sinon on n'aurait pas pris la peine de se circonscrire à la « geekosphère ». Un article très intéressant en réponse à ce pamphlet indiquait avec justesse que le jeu vidéo est un média de masse, tout comme l'est la télévision ou le cinéma industriel ; comment, alors, débattre sérieusement d'un sexisme geek dès lors que celui-ci semble en réalité se confondre avec la domination masculine millénaire étudiée par Bourdieu ?
Beaucoup ont déjà réagi, avec une véhémence plus ou moins élevée, à cette attaque frontale contre leur « tribu » (inexistante) et se sont vus, souvent à juste titre, injustement visés. Parmi les « geeks » de mon cercle de connaissance, je ne connais qu'une infime portion qui a soutenu des propos à caractère misogyne, la majorité s'indignant devant les exemples absolument ahurissants dont Mar_Lard fait part.
Je tiens à signaler que leur indignation ne portait pas contre le sexisme dans le monde très large du jeu-vidéo, mais bien contre le sexisme en général. Les geeks n'ont pas le monopole du sexisme, et ne sont, heureusement pas tous d'affreux misogynes ivres de domination sexuelle. Ces remarques me font arriver au caractère problématique des exemples compilés par Mar_Lard : en rien ils ne sont représentatifs. Et j'insiste lourdement sur le fait qu'il s'agit d'une grave faute intellectuelle que d'asséner une vérité générale sur un très vaste ensemble d'individus et de pratiques sociales au nom d'exemples, si effarants soient-il. L'induction ici faite est dangereuse, et même fausse puisque la communauté visée n'existe que dans les représentations de ses membres autoproclamés alors même qu'il est sociologiquement impossible de définir cette « culture geek », sinon comme la « Culture », avec un grand « Cul » comme le dirait Frank Lepage. Le marxisme, il faut bien le reconnaître, a perdu la question culturelle dans la mesure où 8 mineurs sur 10 sont des « gamers », hard ou casual. Là se pose donc la question grave, du maintient de l'accusation. Car agiter l'étendard du féminisme contre une « geekosphère » misogyne, c'est se livrer à une guerre contre 80% de la société.
On ne peut, évidemment, pas trancher sur la question de manière définitive. Car nous devons faire face à plusieurs réalités, celle d'une domination masculine ancestrale, celle d'une évolution (réelle) de la vision de la femme tout comme celle, malheureuse, de la pérennité d'immondices se réclamant explicitement d'une vision phallocrate de la société. Je vais reprendre alors l'exemple, sidérant, de l'admirateur béat d'une chevalerie prétendument instaurée pour éviter le viol – c'est évidemment historiquement faux, pour ne pas dire que c'est un simple monceau d'idioties ; cet individu poste sur un forum « geek » mais fait part de sa vision patriarcale de la société en général. Naturellement, ce genre de posture est à la fois rétrograde et parfaitement stupide. Dans le même ordre, si je rejoins volontiers l'idée que la presse spécialisée s'est trouvée un fond de réserves dans la misogynie la plus explicite, inférer d'un certain nombre d'exemples viciés que l'industrie du jeu vidéo est le cheval de bataille de la misogynie est un raccourcis à peser. Prenons un contre-exemple : Okami. Okami se moque explicitement des codes du jeu japonais en exposant, volontairement, des femmes ultra-stéréotypées auxquelles Issun ne manque jamais de faire une remarque salace, et on ne parlera pas d'Amaterasu reluquant les seins de Tzuzurao ; Capcom joue avec les codes du genre et s'en moque. Le héros d'Okami est une héroïne qui se balade avec un pervers ; a contrario, prenons une série qui, pour le coup, fait dans le cliché à un point démentiel : The Legend of Zelda. Avec le temps, Zelda s'est progressivement éloignée de l'histoire, archétypale par excellence, d'un chevalier sauvant la princesse ; bon, on y est toujours, et ça marche. Mais la Princesse Zelda a fini par de moins en moins se cantonner à son rôle de potiche à sauver pour finalement devenir partie prenante d'une saga où les moteurs scénaristiques sont au demeurant souvent féminins. Bon, il s'agit d'un mauvais exemple, la Zelda de The Wind Waker reprenant au moment fatidique ses atours de princesse en danger ; le personnage de Midona dans Zelda Twilight Princess, demeure un personnage au caractère sarcastique, ce qui ne l'empêche pas de verser une larme à la fin du jeu. Que faut-il en retenir ? La saga Zelda est-elle misogyne ? Inconsciemment, oui, car la femme est souvent ramené à son « rôle de femme », que Link va aller s'empresser de sauver galamment. Machisme volontaire ? Ce serait de la mauvaise foi : Link est tout sauf un héros « à la Hollywood », et il a toujours été pensé pour ne pas l'être – exception faite pour Twilight Princess pour lequel Nintendo of America a supplié la maison mère de faire un Link qui soit « épique ». On est à des années lumière de Duke Nukem.
L'exemple intrinsèquement contradictoire de Zelda montre la difficulté à accuser de sexisme le domaine vidéo-ludique sans risquer une condamnation abusive mais pour autant juste par certains aspects. De même, je vais me permettre une digression sur le domaine langagier ; les injures dans notre langue vulgaire, en tant qu'elles sont des offenses verbales, cherchent toujours à rabaisser la cible, en le mettant dans une position où sa dignité est atteinte. Force est de constater que le vocabulaire injurieux tourne quasi-exclusivement autours de la zone anale, que ce soit pour parler de ce qui en sort ou de qui peut y rentrer. Or ce vocabulaire pose comme une offense d'associer le rôle « passif » dans le rapport sexuel, a fortiori dans le cas de la sodomie, à une position dégradante. Qualifier son interlocuteur d' « enculé », c'est implicitement considérer qu'il perd toute légitimité à discuter dans la mesure où sa posture de sodomite le déshonore. Sans le vouloir, le Joueur du Grenier ou encore Boblennon participent de cette « tradition » misogyne-homophobe. L'histoire de la civilisation occidentale fait remonter cette association à la plus haute Antiquité, la fameuse pédérastie où l'éraste (le maître) est actif et l'éromène (l'élève) passif, et l'a très vite accolée avec l'homosexualité perçues jusqu'à 1982 comme une déviance sexuelle. L'explication est donnée de manière assez lapidaire mais juste par Mar_Lard en ceci que l'homosexuel passif n'est pas un « homme véritable », il n'incarne pas le fantasme d'un homme puissant ; en regard, la femme est perçue comme réceptacle à semence et se voit dans ce rôle jugé dégradant et humiliant rejoint par les homosexuels. Passéisme ? Pas vraiment. Ma propre expérience de militantisme pour les droits des homosexuels m'a amené à me confronter à la résurgence de ces vieilles conceptions. Et oui, Bourdieu a bien raison de dire que la domination masculine ne date pas d'hier et ne va pas changer en un jour.
Les choses changent, néanmoins. Soutenir l'inverse est une idiotie en ceci que depuis peu, quatre décennies, les femmes jouissent d'une égalité de droit avec les hommes. Je dis bien égalité de droit et non égalité de fait, ce qui est aujourd'hui, et les exemples compilés par Mar_Lard l'illustrent bien, loin d'être une réalité. Il serait peut être bon de brièvement rappeler que le combat des femmes pour leurs droits date de la Révolution française première du nom. Aujourd'hui, demander un retour à une société médiévale serait une aberration, autant que les exemples utilisés par Mar_Lard sont souvent ceux de véritables aberrations. Souvent illégales, d'ailleurs. Miranda, par exemple, aurait pu porter plainte. Je ne sais pas si elle l'a fait, et je ne suis pas en mesure d'apporter un jugement sur sa situation, sinon que le harcèlement, voire l'agression, dont elle a été l'objet n'est pas seulement déplorable mais également effroyable dans la première puissance économique de la planète. Les mentalités changent, l'habitus se reconstruit, mais cela ne se fait pas « d'un coup de baguette magique », si je peux me permettre l'expression. On ne détruit pas un carcan sociologique vieux de dix millénaires en seulement quelques années.
Revenons au sujet qui nous préoccupe vraiment, les jeux vidéos. On peut considérer, eu égard aux réflexions menées par d'autres ainsi que moi-même, que les situations dénoncées, et heureusement qu'elle les a dénoncées, par Mar_Lard constituent finalement un épiphénomène. Cependant, il peut, et là je reprends l'argumentation développée sur la page Facebook d'Usulmaster, constituer un bon moyen d'attaquer le problème sous-jacent puisque cet univers culturel fait partie du quotidien des auditeurs de Radio-Usul comme des lecteurs de Mar_Lard ; tout porte à croire qu'ils peuvent s'intéresser à la question et s'adonner à des réflexions, on l'espère, constructives sur la question du sexisme. Comme souligné sur Facebook, on ne peut qu'admirer l'effet « météoritique » du pamphlet de Mar_Lard car « tout le net francophone est en train de s'émoustiller » dessus. Il faut alors maintenir ce sujet dans des cercles de discussion, ce que l'initiative d'Usul fait à merveille, pour éviter qu'il ne se perde dans les méandres de l'oubli pour ne finir par n'être qu'un coup de gueule passager.
Le grand coupable de la situation apocalyptique que Mar_Lard veut montrer, ce ne sont pas les « geeks » eux-mêmes, à l'exception de quelques illustres ordures comme le fameux Aris, le coach de Miranda, mais plutôt le matraquage marketing. Oui, Mar_Lard a raison de souligner que derrière les affiches publicitaires il y a un département marketing. Fût-ce choquant de le répéter, le marketing n'a qu'une motivation économique : le joueur est un client. Les gens qui travaillent au marketing, il faut vraiment s'en rendre compte, sont des gens très intelligents qui savent jouer sur les vieux fantasmes endormis, sur l'habitus. La question ne se borne évidemment pas aux jeux-vidéos mais nous pouvons néanmoins prendre ce domaine comme illustration de l'industrialisation (destructrice) de la culture. Le marketing, comme tous les services de communications, n'ont aucune considération pour l'individu qui se cache derrière le client, car ce dernier c'est le porte-monnaie qui en achetant un jeu hyper-sexualisé comme GTA ou Call of Duty permettra au conseiller marketing de toucher son salaire. Il faut bien se rendre compte à quel point l'industrialisation de la culture est néfaste, puisqu'elle associe l’œuvre culturelle, l’œuvre d'art, à un produit marchant dont la qualité intrinsèque est méprisée pourvu que ça se vend. Le marketing et les gros producteurs, Sony en tête, n'ont qu'un intérêt limité, voire nul, à se lancer dans de l'exploration culturelle, ou (encore plus dangereux sinon vu comme suicidaire) dans la critique des normes. Call of Duty, tout comme Fifa, illustre ainsi cette prostitution de la culture sur l'autel du capitalisme. Pardonne-moi, Usul, pour cette phrase, il fallait que ça sorte.
Il s'en faut peu pour que l'homme soit réduit à des muscles gonflés à la testostérone et la femme à sa paire de seins. Merci Flaubert, ô grand merci, d'avoir volontairement enlaidi Emma Bovary en lui flanquant un poil disgracieux en plein milieu du visage ! Écart littéraire qui veut montrer que nous sommes, joueurs, littéralement matraqués par la société de consommation où l'individu est consommateur avant tout. L'évolution culturelle ne pose en soi pas de gros problèmes aux producteurs, pour autant que cette évolution leur soit lucrative. Et c'est là que réside tout le problème. Si le jeu vidéo est un art, alors il est assujetti par cette ploutocratie qui a tout intérêt à rester misogyne.
Je mentionnais plus haut la question des archétypes. Jung soutient que le psychisme de l'individu se forme par « comparaison » à des structures inconscientes qu'il appelle « archétypes » et qui se manifestent dans la production culturelle par des personnages stéréotypés, allant de l'homme-ours au vieux sage en passant par le chevalier courtois pour l'homme et de la succube Lilith à la Vierge Marie (si si ! Elle incarne à la fois la virginité et la maternité) pour les femmes. Le mot « archétypes » n'est pas mal choisi... Le fait est que, même en retenant la vision jungienne de l'inconscient, ces structures ne sont pas innées. Il n'existe pas de différence entre des petits garçons et des petites filles dans leur développement mental jusqu'à l'adolescence. On n'aurait alors pas tort de parler de véritable conditionnement sexiste en ceci que l'habitus misogyne est inculqué dans l'esprit très malléable d'une jeune enfant. Des études sociologiques montrent que le choix des vêtements du nouveau-né et les jouets qui lui seront offerts durant son enfance en fonction de son sexe « formatent » cet individu en construction à une vision sexiste du genre humain. Je donnerai les références sur le chat.
Mar_Lard se prend-elle alors pour Don Quichotte ? Attaque-t-elle des moulins à vent ? Non, et ce serait un véritable fascisme intellectuel, et je pèse parfaitement l'emploi du mot « fascisme », que de s'imaginer que des constructions proprement humaines sont irrévocables. Ce serait installer l'homme et la femme dans la pieuse contemplation des ombres de la caverne de Platon alors que la société elle-même les asservit. Je me permettrait le point Godwin : l'enfermement dans ces schèmes de pensée très efficaces pour occuper le « sot peuple » a été souligné avec intérêt par les premiers penseurs de la Modernité (Machiavel, Hobbes) pour être reprit, et ce coup-ci de manière concrète, par les régimes totalitaires du Xxe siècle. Il ne s'agit évidemment pas de dire que dans le misogyne lambda sommeille un nazi en puissance, ce qui serait aussi malin que d'associer les Arabes chez qui j'achète mon kebab hebdomadaire – je crois qu'ils sont Libanais – aux ayatollahs d'Iran ; cependant, le fondement du sexisme étant un présupposé semblable dans sa nature au racisme (il s'agit de montrer une différence entre les êtres humains selon un critère donné ; en 1891 Paul Broca, un grand psychophysicien de l'époque, a soutenu que les hommes était plus intelligents que les femmes et les Blancs plus intelligents que les Noirs), il faut rappeler que l'instrumentalisation de ce type de présupposés peut conduire à des drames. Auschwitz pour les Juifs, la légitimation du viol pour les femmes.
Usul, j'ai le souvenir d'une citation de Michèle Alliot-Marie (!) que tu as faite en fin de chronique sur les casual gamers : « soyons éducateurs ». Tout est là. La répression est une chose, Aris mérite d'être puni pour le harcèlement dont il a été le meneur tout comme devraient être punis les auteurs de propos misogynes (ce qui n'est pas illégal ; le pénal ne considère pas le sexisme, comme l'homophobie ou la xénophobie d'ailleurs, comme une faute en soi), mais la piste ouverte par Mar_Lard, et elle a raison de le faire, c'est d'éduquer le « sot peuple ». J'ai, sur Facebook, par deux fois fait référence à la figure de Zarathoustra, et je vais y refaire appel : Zarathoustra n'est pas resté cloîtré sur sa montagne, mais il est descendu pour tenter de convaincre les « derniers hommes » que leur quête d'idoles était vouée à l'échec. Zarathoustra, à l'instar de Socrate, dans sa démarche (souvent vaine : les villageois lui rient au nez), confirment la seule citation que je prendrai de bon cœur à Descartes : « Le bon sens est du monde la chose la mieux partagée. » Puisque j'en suis aux références philosophiques, mentionnons le vieux Kant, qui nous que les « Lumières » ne sont pas un mouvement philosophique mais une attitude (dans « Qu'est-ce que les Lumières ? »). Rousseau enfin veut croire en un État qui ne sera pas dirigé par le Léviathan hobbesien, ce souverain absolu, mais bien par la volonté générale du bien commun voulue par le peuple raisonnable.
Souvent, dans des articles en réponse à Mar_Lard ou bien sur Facebook, j'ai pu lire le souhait de ne pas se mêler de ce genre de problèmes, partant de l'idée que nous n'allons pas sauver le monde. Je quitte ici l'analyse pour rentrer dans l'idéologie : je suis trop rousseauiste et trop kantien pour imaginer que grand bien me fasse d'être conscient de la tourmente de ce monde et de ne pas chercher à l'éventer.
Mar_Lard a raison de s'indigner. Si la forme argumentative de son propos laisse à désirer en vertu des nombres affirmations péremptoires, des approximations vaseuses, etc., je ne reste fidèle à son appel final. « Change d'amis » disait un commentateur dans un article plusieurs fois mis en lien sur Facebook. Certes. Mais faut-il alors se contenter de voir notre société se pâmer dans la misogynie en s'assurant que « nous, on est tranquille » ? Je ne rejoins pas Zali là-dessus. Peut-être suis-je idéaliste, mais l'humanité n'est pas sexiste par nature. Si cette misogynie est contingente, elle peut être évitée par les efforts conjoints d'individus, certes fatigués par ce combat. Dire que « c'est ainsi et qu'on ne peut rien y changer », c'est admettre que le sexisme existe de toute éternité, qu'il est invincible, que de vouloir l'égalité homme-femme est une utopie, c'est faire le jeu du sexisme. Je vais reprendre à mon compte la phrase désormais célèbre du prix Nobel de la Paix de 1931, Desmond Tutu :
« Si vous demeurez neutre dans des situations d’injustice, vous aurez choisi la partie de l’oppresseur. Si un éléphant pose le pied sur la queue d’une souris et que vous vous dites neutre, la souris n’appréciera pas votre neutralité. »
J'achevais l'un de mes messages sur Facebook par une imprécation. Je vais la répéter : puissions-nous, par nos efforts conjugués, amener à la construction d'un monde où la femme ne sera plus objet de mépris, où l'homme ne sera plus pris pour un pourceau d’Épicure que l'on appâte en transformant des manifestations culturelles en lupanars, où, enfin, homme et femmes, égaux dans la dignité, emboîteront le pas du vieux Zarathoustra et, du haut de la montagne, tireront ensemble le soleil d'une humanité nouvelle et épicène.
Antanaclases (Antanaclasis sur Twitch),
le 21/03/2013, jour du printemps et peut-être, pour parodier en un sanglot Zelda Majora's Mask, « l'aube d'un nouveau jour »
EDIT Jerd': je tiens à noter que la moitié de la page web est occupée par le présent post